Objet d'étude - Le roman et la nouvelle au XIXe : réalisme et naturalisme

 

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Bande annonce du film Germinal (1993)

 

 

 

Extrait n°1 - Le pauvre poète jeta les yeux autour de lui. Il était en effet dans cette redoutable Cour des Miracles, où jamais honnête homme n'avait pénétré à pareille heure; cercle magique où les officiers du Châtelet et les sergents de la prévôté qui s'y aventuraient disparaissaient en miettes; cité des voleurs, hideuse verrue à la face de Paris; égout d'où s'échappait chaque matin, et où revenait croupir chaque nuit ce ruisseau de vices, de mendicité et de vagabondage toujours débordé dans les rues des capitales; ruche monstrueuse où rentraient le soir avec leur butin tous les frelons de l'ordre social; hôpital menteur où le bohémien, le moine défroqué, l'écolier perdu, les vauriens de toutes les nations, espagnols, italiens, allemands, de toutes les religions, juifs, chrétiens, mahométans, idolâtres, couverts de plaies fardées, mendiants le jour, se transfiguraient la nuit en brigands; immense vestiaire, en un mot, où s'habillaient et se déshabillaient à cette époque tous les acteurs de cette comédie éternelle que le vol, la prostitution et le meurtre jouent sur le pavé de Paris.
C'était une vaste place, irrégulière et mal pavée, comme toutes les places de Paris alors. Des feux, autour desquels fourmillaient des groupes étranges, y brillaient çà et là. Tout cela allait, venait, criait. On entendait des rires aigus, des vagissements d'enfants, des voix de femmes. Les mains, les têtes de cette foule, noires sur le fond lumineux, y découpaient mille gestes bizarres. Par moments, sur le sol, où tremblait la clarté des feux, mêlée à de grandes ombres indéfinies, on pouvait voir passer un chien qui ressemblait à un homme, un homme qui ressemblait à un chien. Les limites des races et des espèces semblaient s'effacer dans cette cité comme dans un pandémonium. Hommes, femmes, bêtes, âge, sexe, santé, maladie, tout semblait être en commun parmi ce peuple ; tout allait ensemble, mêlé, confondu, superposé ; chacun y participait de tout.
Le rayonnement chancelant et pauvre des feux permettait à Gringoire de distinguer, à travers son trouble, tout à l'entour de l'immense place, un hideux encadrement de vieilles maisons dont les façades vermoulues, ratatinées, rabougries, percées chacune d'une ou deux lucarnes éclairées, lui semblaient dans l'ombre d'énormes têtes de vieilles femmes, rangées en cercle, monstrueuses et rechignées, qui regardaient le sabbat en clignant des yeux.
C'était comme un nouveau monde, inconnu, inouï, difforme, reptile, fourmillant, fantastique
Victor HUGO Notre-Dame de Paris (1831)

 

cour miracles

La cour des Miracles, Gustave Doré (1832-1883)

Extrait n°2- Quand vous avez supporté quelque temps ce rude contact avec le peuple, comme l’esprit de charité et d’enseignement n’est pas réellement en vous, comme vous êtes tourmentés d’idées purement politiques et nullement morales, vous vous dégoûtez et vous retirez de nous en disant : « j’ai vu le peuple, il est féroce, il est abruti, il en a pour des siècles avant d’être propre à se gouverner lui-même. Prenons garde au peuple, mes amis, n’allons pas trop vite. Le peuple est derrière nous, prêt à nous déborder. Malheur à nous si nous lâchons la bête enragée… »
- Nous ne disons pas cela ! s’écria Achille.
- Vous le dites ; vous ne pouvez pas vous empêcher de l’écrire ou de le publier ; vos journaux sont pleins de protestations de vos avocats et de vos orateurs qui nous renient et nous méprisent. Croyez-vous donc que nous ne les lisons pas, vos journaux ? « Le peuple, dites-vous, ce n’est pas cette vile populace qui hurle dans les attroupements, qui demande le sang et le pillage, qui mendie, un bâton à la main, prête à arracher la vie à quiconque ne livre pas sa bourse. Le peuple, c’est la partie saine de la population, qui gagne honnêtement sa vie, qui respecte les droits acquis, cherchant à mériter les mêmes droits, non par la violence et l’anarchie, mais par la persévérance au travail, l’aptitude à s’instruire et le respect aux lois du pays. » Voilà comme vous définissez le peuple, comme vous endossez sa livrée des dimanches pour vous présenter devant les tribunaux, devant les chambres, et devant tous ceux qui ont le moyen de s’abonner à vos feuilles. Mais l’habit grossier que porte le travailleur dans la semaine, mais ses plaies horribles, ses maladies honteuses et sa vermine ; mais ses indignations profondes quand la misère le réduit aux abois, mais ses trop justes menaces quand il se voit oublié et foulé ; mais ses délires affreux lorsque le regret de la veille et l’effroi du lendemain le force à boire, comme a dit un de vos poètes, l’oubli des douleurs ; mais de tout ce qu’il y a de rage, de désordre et d’oubli de soi-même dans le fait de la misère, vous vous en lavez les mains ; vous ne connaissez pas cela ; vous rougiriez de le justifier ; vous dites : « Ceux-là sont nos ennemis aussi ; ils sont l’épouvante et l’opprobre de la société. » Et pourtant ceux-là aussi, c’est le peuple ! Effacez ses souillures, remédiez à ses maux, et vous verrez bien que ce vil troupeau est sorti des entrailles de Dieu tout aussi bien que vous. C’est en vain que vous voulez faire des distinctions et des catégories ; il n’y a pas deux peuples, il n’y en a qu’un. Celui qui travaille dans vos maisons, souriant, tranquille et bien vêtu, est le même qui rugit à vos portes, irrité, sombres et couvert de haillons. La seule différence, c’est que vous avez donné de l’ouvrage et du pain aux uns, et que vous n’avez rien donné aux autres.
George Sand, Le compagnon du tour de France (1840)

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Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, 1830

Extrait n°3 - Le décor du second acte fut une surprise. On était dans un bastringue de barrière, à la Boule-Noire, en plein mardi-gras ; des chienlits chantaient une ronde, qu’ils accompagnaient au refrain en tapant des talons. Cette échappée canaille, à laquelle on ne s’attendait point, égaya tellement, qu’on bissa la ronde. Et c’était là que la bande des dieux, égarée par Iris, qui se vantait faussement de connaître la Terre, venait procéder à son enquête. Ils s’étaient déguisés pour garder l’incognito. Jupiter entra en Roi Dagobert, avec sa culotte à l’envers et une vaste couronne de fer-blanc. Phébus parut en Postillon de Lonjumeau et Minerve en Nourrice normande. De grands éclats de gaieté accueillirent Mars, qui portait un costume extravagant d’Amiral suisse. Mais les rires devinrent scandaleux, lorsqu’on vit Neptune vêtu d’une blouse, coiffé d’une haute casquette ballonnée, des accroche-cœurs collés aux tempes, traînant ses pantoufles et disant d’une voix grasse : « De quoi ! quand on est bel homme, faut bien se laisser aimer ! » Il y eut quelques oh ! oh ! tandis que les dames haussaient un peu leurs éventails. Lucy, dans son avant-scène, riait si bruyamment que Caroline Héquet la fit taire d’un léger coup d’éventail.
Dès lors, la pièce était sauvée, un grand succès se dessina. Ce carnaval des dieux, l’Olympe traîné dans la boue, toute une religion, toute une poésie bafouée, semblèrent un régal exquis. La fièvre de l’irrévérence gagnait le monde lettré des premières représentations ; on piétinait sur la légende, on cassait les antiques images. Jupiter avait une bonne tête, Mars était tapé. La royauté devenait une farce, et l’armée, une rigolade. Quand Jupiter, tout d’un coup amoureux d’une petite blanchisseuse, se mit à pincer un cancan échevelé, Simonne, qui jouait la blanchisseuse, lança le pied au nez du maître des dieux, en l’appelant si drôlement : « Mon gros père ! » qu’un rire fou secoua la salle. Pendant qu’on dansait, Phébus payait des saladiers de vin chaud à Minerve, et Neptune trônait au milieu de sept ou huit femmes, qui le régalaient de gâteaux. On saisissait les allusions, on ajoutait des obscénités, les mots inoffensifs étaient détournés de leur sens par les exclamations de l’orchestre. Depuis longtemps, au théâtre, le public ne s’était vautré dans de la bêtise plus irrespectueuse. Cela le reposait.
Pourtant, l’action marchait, au milieu de ces folies. Vulcain, en garçon chic, tout de jaune habillé, ganté de jaune, un monocle fiché dans l’œil, courait toujours après Vénus, qui arrivait enfin en Poissarde, un mouchoir sur la tête, la gorge débordante, couverte de gros bijoux d’or. Nana était si blanche et si grasse, si nature dans ce personnage fort des hanches et de la gueule, que tout de suite elle gagna la salle entière. On en oublia Rose Mignon, un délicieux Bébé, avec un bourrelet d’osier et une courte robe de mousseline, qui venait de soupirer les plaintes de Diane d’une voix charmante. L’autre, cette grosse fille qui se tapait sur les cuisses, qui gloussait comme une poule, dégageait autour d’elle une odeur de vie, une toute puissance de femme, dont le public se grisait. Dès ce second acte, tout lui fut permis, se tenir mal en scène, ne pas chanter une note juste, manquer de mémoire ; elle n’avait qu’à se tourner et à rire, pour enlever les bravos. Quand elle donnait son fameux coup de hanche, l’orchestre s’allumait, une chaleur montait de galerie en galerie jusqu’au cintre. Aussi fut-ce un triomphe, lorsqu’elle mena le bastringue. Elle était là chez elle, le poing à la taille, asseyant Vénus dans le ruisseau, au bord du trottoir. Et la musique semblait faite pour sa voix faubourienne, une musique de mirliton, un retour de foire de Saint-Cloud, avec des éternuements de clarinette et des gambades de petite flûte.
Émile Zola, Nana (1880)

 

Extrait n°4 -   Le roman Germinal est une peinture puissante de la vie misérable des mineurs de la deuxième moitié du XIXe siècle. Il met en scène un conflit dramatique entre les mineurs en grève et la compagnie minière. L'ouvrier Etienne Lantier, renvoyé de son atelier pour ses opinions, prend contact, dans son nouveau travail à la mine, avec tout un monde de souffrances et d'injustices. Une grève se déclenche, dont il prend la tête. Dans ce chapitre 7, Etienne tient une réunion clandestine, la nuit, dans la forêt, et incite les mineurs à poursuivre la grève.

  Un silence profond tomba du ciel étoilé. La foule, qu'on ne voyait pas, se taisait dans la nuit, sous cette parole qui lui étouffait le cœur; et l'on n'entendait que son souffle désespéré, au travers des arbres.
  Mais Etienne, déjà, continuait d'une voix changée. Ce n'était plus le secrétaire de l'association qui parlait, c'était le chef de bande, l'apôtre apportant la vérité. Est-ce qu'il se trouvait des lâches pour manquer à leur parole ? Quoi ! depuis un mois, on aurait souffert inutilement, on retournerait aux fosses, la tête basse, et l'éternelle misère recommencerait ! Ne valait-il pas mieux mourir tout de suite, en essayant de détruire cette tyrannie du capital qui affamait le travailleur ? Toujours se soumettre devant la faim jusqu'au moment où la faim, de nouveau, jetait les plus calmes à la révolte, n'était-ce pas un jeu stupide qui ne pouvait durer davantage ? Et il montrait les mineurs exploités, supportant à eux seuls les désastres des crises, réduits à ne plus manger, dès que les nécessités de la concurrence abaissaient le prix de revient. Non ! le tarif de boisage n'était pas acceptable, il n'y avait là qu'une économie déguisée, on voulait voler à chaque homme une heure de son travail par jour. C'était trop cette fois, le temps venait où les misérables, poussés à bout, feraient justice.
  Il resta les bras en l'air.
  La foule, à ce mot de justice, secouée d'un long frisson, éclata en applaudissements, qui roulaient avec un bruit de feuilles sèches. Des voix criaient :
  « Justice ! ... Il est temps, justice ! »
  Peu à peu, Etienne s'échauffait. Il n'avait pas l'abondance facile et coulante de Rasseneur. Les mots lui manquaient. Souvent, il devait torturer sa phrase, il en sortait par un effort qu'il appuyait d'un coup d'épaule. Seulement, à ces heurts continuels, il rencontrait des images d'une énergie familière, qui empoignaient son auditoire; tandis que ses gestes d'ouvrier au chantier, ses coudes rentrés, puis détendus et lançant les poings en avant, sa mâchoire brusquement avancée, comme pour mordre, avaient eux aussi une action extraordinaire sur les camarades. Tous le disaient, il n'était pas grand, mais il se faisait écouter.
  « Le salariat est une forme nouvelle de l'esclavage, reprit-il d'une voix plus vibrante. La mine doit être au mineur, comme la mer est au pêcheur, comme la terre est au paysan... Entendez-vous ! la mine vous appartient, à vous tous qui, depuis un siècle, l'avez payée de tant de sang et de misère ! »

 Emile Zola, Germinal (1880)

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Eugène Laermans, Soir de grève ou le drapeau rouge, 1893